Double meurtre à Echirolles : le procès d’une meute

Au soir du 28 septembre 2012, Kevin Noubissi et Sofiane Tadbirt ont été lynchés. Au cœur d’Echirolles, une ville du sud de l’agglomération grenobloise. Le procès de leurs douze meurtriers présumés s’ouvre ce lundi après-midi à Grenoble, devant la cour d’assises des mineurs de l’Isère. Les accusés, dont deux étaient mineurs au moment des faits (les autres étaient âgés de 18 à 21 ans), avaient pour la plupart été rapidement interpellés. Trois d’entre eux ont été libérés sous contrôle judiciaire en cours d’instruction, les autres sont détenus dans neuf prisons différentes. Ils comparaitront pour meurtre, c’est-à-dire homicide volontaire sans préméditation, et encourent une peine de trente ans de réclusion.

«On va revenir !»

Le jury et la cour n’auront pas trop de six semaines pour aboutir à un verdict dans cette affaire où les responsabilités sont confuses. Car Kevin et Sofiane, 21 et 22 ans, étudiant en licence pro et éducateur, appréciés dans leur quartier des Granges à Echirolles, sont morts au terme d’une action de représailles collective. Leurs agresseurs, soudés par leur appartenance au quartier de la Villeneuve, à Grenoble, situé à quelques centaines de mètres des Granges, ne leur ont laissé aucune chance : «C’est une horde sans réflexion, animale et dévastatrice qu’ils ont dû affronter, y laissant la vie. Leurs dépouilles massacrées témoignent d’un phénomène barbare et sauvage qui reste très difficile à analyser», précise une source proche du dossier. «Il ne s’agit pas de bagarre entre bandes, de lutte de territoires pour contrôler un trafic quelconque, de rivalité communautaire ou raciste. Nous nous trouvons face à une scène de violence barbare de la vie ordinaire», a écrit la mère de Kevin dans son livre le Ventre arraché (1).

Comment établir les responsabilités dans ce massacre collectif: si les enquêteurs ont pu établir fermement la participation de ces douze jeunes à la rixe mortelle, leurs rôles précis n’ont pas pu émerger d’une instruction marquée par la loi du silence. Qui a porté les coups de couteaux fatals ? Qui avait l’intention de tuer ?

Tout part d’une bagarre entre Wilfried, frère cadet de Kevin, et un jeune de la Villeneuve, Abou. Une histoire de fille les oppose depuis un an. Après quelques coups, ils se séparent. Ils se retrouvent une heure plus tard, cette fois tous deux accompagnés d’amis. Nouvelle bagarre : un ami d’Abou, Sid-Ahmed, prend un coup et saigne. Troisième acte : le grand frère de Sid-Ahmed, Mohamed El Amine, un militaire, arrive en renfort avec des amis de la Villeneuve. Les coups pleuvent puis Mohamed El Amine asperge Wilfried et ses amis avec une bombe lacrymo et les met en fuite. Wilfried appelle alors son grand frère, Kevin, qui le rejoint avec son ami Benjamin. Quatrième affrontement : le groupe mené par Kevin retrouve aux Granges celui de la Villeneuve. Kevin, solide sportif, gifle Mohamed El Amine et lui arrache des excuses pour avoir frappé et gazé son petit frère. Ceux de la Villeneuve se replient mais avertissent : «On va revenir !» Mohamed El Amine a été humilié, ainsi que ses amis. La «fierté du quartier» est désormais en jeu.

Il est 20 heures, les jeunes de la Villeneuve se réunissent place des Géants, au cœur de la partie sud du vaste quartier populaire grenoblois. Surexcitation, alcool, amis appelés en renfort. Il faut laver l’honneur de la cité, «défoncer» ceux des Granges. Au sein de ce groupe, si beaucoup, comme Mohamed El Amine, n’ont pas d’antécédents judiciaires, six autres au moins ont des faits de violence en réunion ou avec arme à leur passif. On réunit à la hâte massettes, pieds-de-biche ou gourdins, mais aussi des pistolets d’alarme en plus ou moins bon état, des couteaux…

«Hurlements à mort»

En petits groupes, à pied ou à scooter, ils sont une quinzaine à se mettre en route. Dans le parc Maurice-Thorez, aux Granges, Kevin, Wilfried et Benjamin, rejoints par deux amis, Sofiane et Mickaël, attendent le retour des jeunes de la Villeneuve. Vers 21 heures, alors qu’ils s’apprêtent à se séparer et que Kevin a ordonné à son frère de rentrer chez lui, les assaillants débarquent par différents accès du parc. L’affrontement éclate immédiatement, Wilfried s’enfuit. La bataille est violente, confuse, émaillée de poursuites, auxquelles participe un chien, selon les témoins qui entendent «cris, hurlements à mort et insultes», ainsi que plusieurs détonations. Sofiane, submergé par une demi-douzaine de personnes, est battu à coups de marteau et assommé avec une bouteille en verre alors qu’il tente de se relever. Benjamin veut le secourir, frappant avec une arme défectueuse arrachée à l’un des assaillants. Des coups de feu sont tirés dans sa direction, un chien lâché : il s’enfuit. Kevin tente à son tour d’extraire son ami de la mêlée mais face aux coups, il tente de s’échapper. Sofiane, à terre, va être lardé de 31 coups de couteaux, battu encore, écrasé par un scooter. A 60 mètres de là, Kevin, rattrapé, est aussi au sol. Il reçoit huit coups de couteau, dont un mortel, subit un tir de pistolet à blanc sur le front, des coups de pieds. Les assaillants filent. La scène n’a duré que quelques minutes. Kevin décède durant son transport vers l’hôpital ; Sofiane meurt le lendemain, malgré les efforts des chirurgiens.

Certains accusés étant mineurs au moment des faits, les audiences devraient se dérouler à huis clos. Néanmoins, si les avocats des accusés le demandent, le procès peut être public. Les familles de Kevin et Sofiane le souhaitent, précise leur avocat, Francis Szpiner, «pour que leurs enfants ne soient pas morts pour rien et que le procès permette de réfléchir à comment des querelles banales peuvent déboucher sur des drames».

Denis Dreyfus, avocat de Mohamed El Amine, souhaite lui aussi voir «une partie des débats ouverts, au nom de la transparence, pour éviter une espèce de double procès, entre l’audience et ce qui s’en dira à l’extérieur». On saura dès ce lundi après-midi si les défenseurs des accusés mineurs au moment des faits demandent la publicité et si la cour l’accorde. Quoi qu’il en soit, les avocats des accusés s’apprêtent à batailler contre le chef d’accusation unique, l’homicide volontaire, appliqué conjointement à tous les accusés, qualifiés de «coauteurs des meurtres». «Je souhaite l’individualisation : tous n’ont pas le même parcours, ni les mêmes profils, explique Arnaud Levy-Soussan, avocat de deux d’entre eux. Par ailleurs, l’accusation mêle les deux homicides, indistinctement. Cela me paraît extravagant. Il faut que le procès permette de préciser qui a fait quoi et à quel moment. Chacune des victimes a été achevée par une personne bien plus déterminée que les autres !»

Denis Dreyfus, qui défend El Amine, est interrogatif : «L’intention homicide est-elle commune aux douze accusés ?» Son inquiétude est de voir le jury et la cour «emportés par l’émotion, mettre tout lemonde dans le même sac». Il compte à l’audience sur une reconstitution précise des faits aboutissant aux meurtres pour établir la réalité des charges pesant sur chacun et préciser l’effet de meute, «fondamental dans le passage à l’acte» en l’absence de préméditation.

Participation active

Bernard Ripert, qui défend deux des accusés, est allé très loin en décembre, dénonçant l’instruction et évoquant un «Outreau grenoblois». Joelle Vernay, avocate de deux des accusés, frères, avait affirmé qu’il y avait «des innocents» parmi les douze : ceux qui n’auraient pas porté de coups de couteaux… Ces arguments ont peu chance de porter, analyse Didier Rebut, professeur de droit pénal à Paris-II. Sur l’intention homicide d’abord : «La jurisprudence est unanime : lorsque les violences sont telles qu’elles peuvent entraîner la mort avec probabilité, un individu ne peut prétendre qu’il n’a pas voulu donner la mort. Il ne peut se dédouaner en disant qu’il n’avait pas d’intention homicide.»Et sur le fait que les accusés sont considérés comme comeurtriers : «Là encore, la jurisprudence est établie : dans le cadre de ce qu’on appelle « une scène unique de violence » à laquelle plusieurs individus participent activement, tous sont considérés comme auteurs, quel que soit celui qui a porté les coups fatals, même s’ils n’ont fait que tenir la victime ou l’empêcher de se relever.»

Francis Szpiner, l’avocat des familles, insiste : «Sofiane n’a pu se relever, tous ceux qui l’en ont empêché et ont empêché ses copains de venir l’aider sont coauteurs du meurtre. Ils ont agi collectivement, la coaction est une réalité juridique ! Ensuite, bien sûr, il y a une hiérarchie dans les responsabilités et il faudra individualiser les peines.»

Les jurés grenoblois, pour prononcer une même culpabilité de meurtre pour chacun des douze accusés, devront être convaincus de la participation active de chacun à la rixe mortelle. La loi du silence, sur fond de menaces entre coaccusés, pourrait sérieusement compliquer leur tâche.

(1) Aurélie Monkam Noubissi, Bayard, 2014.

François Carrel Correspondant à Genoble