Noël : dans les coulisses des vitrines des grands magasins

« Il faut trouver le thème dès janvier, commencer à se raconter une histoire. Ensuite, on travaille tous les process des mouvements des vitrines, on ajoute les décors, la musique composée spécialement… Ces histoires qu’on raconte doivent fonctionner comme une multitude de petits théâtres. » Frédéric Bodenes est le directeur artistique du Bon Marché Rive Gauche. Noël, pour lui, commence en janvier. Il faut en effet 12 mois de travail pour concevoir ces vitrines qui ne seront visibles que durant 6 semaines. Le processus démarre au « bureau de tendances » qui développe un thème et une histoire. Le « bureau d’identité visuelle » prend alors le relais et se charge de transcrire cette histoire en univers esthétique : choix des matières, des couleurs, des formes et des fonds à privilégier pour donner vie sur le papier, étape par étape, à ces mini tableaux. Aux Galeries Lafayette on privilégie par exemple cette année le cuivre pour évoquer la planète rouge, les démarches robotiques, les étoiles et les formes rondes qui vont de pair avec l’univers interstellaire. Ces deux premières étapes nécessitent environ quatre mois de travail. Vient ensuite le moment des animations. Il s’agit là de déterminer avec précision les différentes dynamiques et variétés de mouvements. La vitrine animée est une spécialité française, les grands magasins portent donc un soin tout particulier à diversifier les éléments de décoration.

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Pour renouveler le genre, il faut donc employer les grands moyens : l’expérience digitale et interactive est de mise. Musiques, vidéos, télécommandes permettant de guider certaines figurines, QR codes renvoyant à des applications pour smarphone… La vitrine de Noël 2.0 en est à ses balbutiements. Vient alors le moment de la production. Il faut trouver des fabricants, comparer les prix et faire fabriquer avant de pouvoir passer à la réalisation. Plus de 15 nuits entières sont nécessaires pour monter ces vitrines et les inaugurer mi-novembre. Tout arrive en pièces détachées et doit être monté sur place dans la vitrine. Par souci écologique et pour éviter la surchauffe des installations, les vitrines ne fonctionnent pas 24 heures sur 24, mais seulement de 7 heures du matin à minuit. Jusqu’au 3 janvier, les passants peuvent enfin profiter de ces vitrines sur leur 31. L’ultime étape est celle de la désinstallation. Malheureusement, une grande partie des éléments qui composent la vitrine seront détruits. Il faut dire qu’après 6 semaines de bons et loyaux services, les animations sont souvent en mauvais état. Si une quantité résiduelle d’objets décoratifs sont conservés dans les entrepôts pour être réutilisés ultérieurement, les grands magasins disent tous réfléchir à un moyen d’optimiser les restes de ces vitrines qui ont fait tant rêver.

Une tradition centenaire

C’est en 1909, au Bon Marché, que la première vitrine de Noël a vu le jour. Les Parisiens et les touristes éblouis découvrent dans les vitrines du grand magasin toute l’histoire de la découverte du pôle Nord, atteint pour la première fois le 6 avril 1909. Murs de neige, igloos glacés, ours mécaniques et autres Esquimaux animés font ainsi le régal des passants. Quelques années plus tard, le Printemps du boulevard Hausmann fait ses premières vitrines sur le thème du « Noël Lorrain ». Il faudra néanmoins attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que la tradition du lèche-vitrine de Noël s’installe durablement dans les mœurs.

En ponctuant leurs vitrines d’univers bien différents, les grands magasins contenteront hommes, femmes et enfants cet hiver. Les  Galeries Lafayette nous invitent à un voyage intergalactique. Robots, vaisseaux et autres insectes cosmiques rendent un fastueux hommage à la saga Star Wars, à quelques jours de la sortie mondiale de son septième volet. Quelques mètres plus loin, le Printemps met à l’honneur l’univers féérique d’un conte qui fut créé en son honneur en 1911. L’idée ? Faire renaître le printemps à Noël. Derrière ce coup de baguette magique, le travail du scénographe Philippe Découflé. Après avoir mis en scène les cérémonies des Jeux olympiques, du Festival de Cannes ou du Cirque du Soleil, il a été chargé par la célèbre enseigne de donner vie à l’extraordinaire féérie de Noël. Au Bon marché, l’ambiance est plus enfantine. Les lutins, ces fidèles complices du père Noël qui ont la lourde tâche de tester les futurs cadeaux, sont mis à l’honneur.

Question budget : c’est Noël

Si les vitrines présentaient à l’origine des jouets par milliers, astucieusement mis en scène pour faire voyager l’imagination des enfants, force est de constater que la cible a évolué. La féérie de Noël ne parle plus exclusivement aux petits et les accessoires siglés ont peu à peu pris place aux côtés des rennes en bois. La candeur de l’enfance se dissipe au profit du consumérisme. Il faut dire que l’emplacement est stratégique. On estime que plus de 8 millions de personnes posent leurs yeux émerveillés sur ses vitrines. Les produits qui y figurent ne sont donc pas choisis au hasard. Officiellement, les grands magasins disent vouloir s’adresser aux enfants et aux grands enfants qui sommeillent en chaque adulte. Mais lorsque l’on sait que les grands magasins réalisent 20 % de leur chiffre d’affaires annuel au mois de décembre, on comprend que l’enjeu est hautement stratégique.

Interrogés sur l’investissement financier que représente l’élaboration des vitrines, les grands magasins sont moins loquaces. « Question budget, c’est Noël », répondent les interlocuteurs que nous avons rencontrés. Les sommes allouées sont conséquentes. Il se murmure que 20 % du budget marketing annuel y serait consacré. La tentation de faire sponsoriser par des marques de luxe les vitrines est grande. Les Galeries Lafayette Homme se sont ainsi associées à Disney pour réaliser leurs vitrines sur le thème de Star Wars. De même au Printemps on trouve des fées vêtues de jolies robes griffées et de souliers à semelles rouges.

Cette année pourtant, Le Bon Marché et les Galeries Lafayette Femme revendiquent fièrement cette absence de « mélange des genres ». Si l’intention est louable, on peut nuancer le propos, car toutes les vitrines ne sont pas consacrées à Noël. Au Bon Marché, seul un quart des vitrines (celles de la rue de Sèvres) proposent une mise en scène destinée aux enfants. Toutes les vitrines de la rue du Bac, de Babylone et de Velpeau sont occupées contre une contrepartie financière par des marques des grandes maisons de luxe. C’est une opération « gagnant-gagnant » : en rentabilisant ces espaces stratégiques, les grands magasins financent indirectement leurs extravagances de Noël tandis que les enseignes qui occupent ces espaces de choix profitent du passage massif de touristes pour promouvoir leurs créations et plus largement leur image.

Consultez notre dossier : Le Journal de Noël