Madame Claude ira-t-elle au paradis ?

Madame Claude, ce nom restera à jamais associé aux grandes heures de la prostitution. Son réseau de « filles » fit trembler la République dans les années 1960 et 1970. Hommes politiques, artistes, industriels, grands noms et grandes fortunes, tous avaient recours à ses services… Mais la vieille dame très digne a emporté avec elle tous ses secrets. Elle s’est éteinte samedi à l’hôpital des sources sur les hauteurs de Nice.

Son nom est une marque que l’on citera encore dans trente ans. Elle l’a d’ailleurs déposé pour qu’on n’en abuse pas. Ce bar de Berlin qui convoque une multitude de fantasmes en faisant revivre une époque lointaine ne s’en est pas privé. Prononcer le nom de Madame Claude provoque un intérêt immédiat. « La vraie ? Vous la connaissez ? Elle existe ? » Non seulement elle existe, mais sa réputation n’est plus à faire, sa légende a échappé à sa propre personne.

Plus de vingt ans après la fin de ses déboires judiciaires, elle vivait recluse dans le Midi où elle touchait une modeste retraite et louait un petit appartement. Une vie pas tranquille, elle est trop lucide sur la condition humaine en général et la vieillesse en particulier, qui, comme chacun sait, est un naufrage. Citer le général de Gaulle n’est pas pour déplaire à celle qui lança dans les années soixante cette « coupable industrie ». C’est elle qui le dit.

Madame Claude a eu 92 ans le 6 juillet 2015. Très seule, isolée, elle n’entendait plus très bien lorsqu’on lui parlait au téléphone. Cet appareil avec lequel elle a passé les grandes années de son règne ne sonnait plus guère. « La solitude a toujours été une amie », confiait-elle lorsqu’on aborde le sujet. Quelques amis fidèles venaient la voir et l’appelaient le dimanche, le jour le plus triste de la semaine.

Madame Claude a retrouvé l’anonymat

Pour se retirer aussi loin de Paris avait-elle besoin qu’on l’oublie à ce point ? Souhaitait-elle tourner définitivement le dos à « Madame Machin » (elle se nomme ainsi), comme s’il s’agissait d’une autre ? Fernande Grudet, pour l’état civil, aspirait à l’anonymat. Elle avait choisi la douceur de la Riviera, pour le climat, mais aussi pour faire la paix avec sa fille. Malgré plusieurs tentatives, la réconciliation n’a pas eu lieu. Son anonymat a été troublé récemment par l’émission Un jour, un destin. Un portrait qu’elle a trouvé à charge, il faisait d’elle une manipulatrice. Qui a manipulé qui ? 

Cela l’a affectée pendant plusieurs semaines. L’équipe de Laurent Delahousse l’avait sollicitée, elle avait décliné l’invitation, ne se sentant pas la force physique de répondre aux questions, aux attaques. Elle n’a, finalement, exercé aucun droit de réponse, l’audience a été excellente. Madame Claude passionne toujours autant les Français. Tous les animateurs de télévision ont essayé de l’approcher pour l’avoir sur leur plateau, mais sa porte est définitivement close.

Madame Claude n’avait plus rien à vendre. Ses souvenirs, elle les a publiés dans la mesure de ce qui était publiable. Les autres, elle les garde pour elle. Tout a été dit sur les gros clients, le shah d’Iran, John Kennedy ou Giovanni Agnelli. Pour la France, elle est une tombe et ne parle pas, ou alors par des allusions et sans jamais citer de noms. Elle raconte : « Un jour, folle de rage après un rendez-vous manqué par l’une de mes filles, j’ai explosé le téléphone contre un mur. J’ai appelé le ministre des Postes avec l’autre combiné pour que l’on vienne le réparer. »

C’est toujours ainsi avec Claude, l’humour toujours, l’air de rien. Une autre fois dans la porte-tambour d’une célèbre brasserie de la rive gauche, elle croise un ancien ministre qui la reconnaît et la salue sans ambages : « Bonjour, Claude, comment allez-vous ? » Elle de répondre : « Très bien, X [elle l’appela par son prénom]. Mais nous ne sommes pas jeudi. » Tout était avoué, rien n’était révélé.

Ses filles sont aujourd’hui de vieilles dames de la bourgeoisie !

Certaines femmes se sont vantées d’avoir travaillé pour elle. L’épouse d’un ministre en exercice durant la cohabitation entre François Mitterrand et Édouard Balladur vint un jour à sa table dans un restaurant pour lui révéler son admiration. « Vous m’avez toujours fascinée. Dans mes rêves, lorsque j’étais plus jeune, j’étais l’une de vos filles. » Quelle spontanéité ! Heureusement qu’il n’y avait pas de téléphone portable en 1995.

En avoir été fait monter la cote de l’argus du désir…, les filles de Madame Claude sont aujourd’hui de vieilles dames de la bourgeoisie, insoupçonnées et insoupçonnables d’avoir dans leur jeunesse appartenu au célèbre réseau. Claude ne les a jamais forcées à travailler pour elle, elle leur rendait leur liberté dès qu’elles le souhaitaient. Certaines ont même été très bien mariées par la suite. Lorsqu’elle vivait encore à Paris après son séjour à Fleury-Mérogis, Claude revoyait quelques-unes de ses pensionnaires. Beaucoup menaient une vie rangée d’épouse de notaire. Certaines, mais celles-ci sont plus discrètes, ont réussi une carrière d’actrice ou de chanteuse. Leur ancienne patronne ne commente pas ce qui n’est plus d’actualité. Des noms circulent toujours dans les dîners. Il y a ceux qui sont sûrs de savoir, mais rien n’a été validé par personne.

Originaire d’Anjou, élevée par les visitandines, Claude a appris très jeune à se taire. Cette Parisienne d’adoption a gardé des attaches provinciales. Elle possédait une bergerie à Cajarc, achetée à un ancien ministre (décidément, elle en connaissait beaucoup) et située au milieu de nulle part. Elle sillonnait les routes du Lot avec sa petite Austin blanche, avait pour voisins Françoise Sagan et son frère Jacques, avec qui elle était très liée. L’écrivaine est l’une des rares à lui avoir tendu la main lorsqu’elle est tombée et à l’avoir défendue en public. Tous ceux qui avaient profité des services de « Madam » étaient alors aux abonnés absents. Elle s’est exilée à Los Angeles vers 1977, lorsque le fisc tout à coup s’est soucié d’elle, après l’avoir laissée en paix pendant des années.

Emprisonnée pour dettes fiscales

Lors de son retour en France au milieu des années 1980, la prescription n’ayant pas joué, elle fut arrêtée la veille d’une fête dans le Lot et fit un premier séjour en maison close… à la prison de Cahors. À sa sortie, elle reprit l’activité qu’elle savait le mieux faire. « Je n’ai exercé que quelques mois, à une très petite échelle, mais probablement mon passé et mon nom m’ont desservie. J’ai très vite été incarcérée. » Elle a sans doute été balancée par la concurrence. Après avoir été condamnée à trois ans de prison, dont six mois fermes, et à 1 million de francs d’amende, ses bijoux, dont les alliances de ses parents, ont été confisqués. Trois cent mille francs à l’époque seront donnés par TF1 et VSD en échange d’interviews. Elle a ensuite sorti un livre de souvenirs (1). Les droits d’auteurs ont été reversés au Trésor public pour payer l’amende.

La vie de Madame Claude a été maintes fois racontée. Le fantasme mêlant le sexe et l’argent la rend encore plus romanesque. Elle a fini par devenir une légende vivante. Cette vieille dame distinguée, cultivée, à la voix flûtée, ne correspond en rien à l’image que l’on peut se faire de quelqu’un qui a exercé cette profession interdite. De sa dureté de caractère on a parlé aussi. Françoise Fabian fut son interprète au cinéma (2). « Je l’ai rencontrée avant le tournage, car le premier scénario que l’on m’avait fait lire était plus proche de Marguerite Gautier que de cette entremetteuse moderne, se souvient la comédienne. Elle fut très aimable et semblait contente que je l’incarne. J’ai été frappée par sa vision cynique des rapports entre les hommes et les femmes. Pour elle, les hommes ne semblaient être que des portefeuilles. Je captais derrière ses propos des blessures secrètes. Je me suis beaucoup intéressée à sa psychologie. Un détail me revient : elle interdisait les dessous noirs chez les filles, elles ne devaient porter que du blanc. »

Dès qu’une affaire de proxénétisme est révélée par la presse, le nom de Madame Claude devient un terme générique pour désigner « les coupables industries » qui existent toujours. On ne sait plus qui se cache derrière ces réseaux. Madame Claude avait, elle, pignon et pognon sur rue. C’est ainsi que celle qui voulait rendre « le vice joli » est entrée dans l’histoire des menus plaisirs de la Ve République.

(1) Madam, par Claude Grudet chez Michel Lafon (1994)

(2) Madame Claude, de Just Jaeckin (1977)