Sonia Rykiel : « J’ai accompli tout ce que j’adorais »


Sa mère avait écrit : « Si Sonia tourne mal, on n’y pourra rien, si elle tourne bien, ce sera formidable. » Le pari a été plus que gagné pour la flamboyante créatrice, qui vient de mourir à l’âge de 86 ans. Il y a deux ans, la reine du tricot avait répondu aux questions du Point. Sur l’air du « Je ne regrette rien ».

Le Point : Quelle est votre plus grande fierté ?

Sonia Rykiel : C’est d’être devenue celle que je suis aujourd’hui. Je suis très fière d’un paradoxe qui m’a beaucoup amusée dans les années 1970 : avec le même manteau noir, j’ai été élue la femme la mieux habillée du monde et la femme la plus mal habillée du monde. Aujourd’hui, je peux bien l’avouer, m’habiller n’est pas trop mon truc. Je suis une faiseuse, j’aime faire les vêtements pour les autres, pas forcément les porter. J’ai aussi quelques décorations formelles à mon palmarès : la Légion d’honneur et le Mérite agricole, car je sais m’occuper des fleurs. Il y a même une rose de cent pétales qui porte mon nom.

Comment se rend-on compte que l’on a l’âme créatrice ?

La création, ça ne s’apprend pas, c’est quelque chose qui vous habite. Tout vous sert, vous bouffez le monde qui vous entoure. J’aurais pu ne rien en faire. J’étais un garçon manqué, j’étais terrible. La seule chose qui m’intéressait, c’était de manger de la pâtisserie fine, de flirter. Ma mère avait écrit une lettre que j’ai retrouvée, où elle disait : « Si Sonia tourne mal, on n’y pourra rien, si elle tourne bien, ce sera formidable. » J’ai bien tourné, ma vie est formidable. La vérité est que je n’avais pas été programmée pour faire de la mode. Chez moi, on était des classiques, des intellos, on ne faisait pas de mode. Mes parents n’ambitionnaient pour moi pas grand-chose de plus que faire des enfants et prendre le thé. Je me suis rebellée. J’ai travaillé et j’ai créé. J’ai accompli tout ce que j’adorais.

Qu’est-ce qui vous a bouleversée dans le siècle qui vient de s’écouler ?

Tout. Les hommes sur la Lune, les accidents de voiture, les progrès de la médecine et de la chirurgie, et tous ces drames écologiques qui me rendent malade. Plus qu’une erreur, nous nous rendrons compte que c’est un désastre. Un type sublime comme Obama aurait dû s’engager sur l’environnement… Il aurait dû s’occuper des problèmes érotiques… non pardon, politiques !

Comme ça, vous trouvez qu’il y a de l’érotisme en politique ?

Oh oui, aussi. Il y a de l’érotisme partout. Mais, en politique, c’est du petit érotisme, c’est de l’érotisme de petit joueur. Le véritable érotisme, c’est la vie, c’est là que se trouve le vrai pouvoir. J’aime bien les hommes séducteurs, les femmes séductrices.

Vous avez eu beaucoup d’amants ?

Oh oui, j’en ai eu pas mal.

Racontez-nous un secret.

J’en ai plein. Mais ils sont très bien cachés. Je peux vous parler de mes souvenirs, plutôt. Par exemple, dans les années 1950, j’habitais dans le 14e arrondissement en face d’une boutique qui s’appelait Laura, tenue par mon mari. Un soir, en venant le chercher, je croise une femme, qui est grossiste et vient le démarcher pour placer d’immenses pull-overs. Je m’approche d’elle et lui demande de m’en faire un juste pour moi, mais à mes critères : des mensurations réalistes. J’étais très mince et tout était toujours trop grand. Elle a accepté. Le jour de la livraison, je déballe mon pull du carton et là, c’est un conte de fées, il y a à ce moment une journaliste de Elle dans la boutique. Elle s’étonne de la taille du pull qu’elle croit être fait pour un petit garçon. Le pull fait la une du magazine. En une fraction de seconde, je suis catapultée reine du tricot… alors que je n’en avais fait qu’un seul !

Un souvenir qui ne s’efface pas ?

J’avais rencontré un jeune homme d’origine polonaise à un bal où je portais une robe longue. Il était grand, il avait des lunettes, il avait l’air d’un intellectuel. On a dansé. Lorsqu’on s’est quittés, il a demandé à me revoir. J’avais 19 ans, c’était acceptable. Il m’a proposé de venir me chercher pour dîner le lendemain. J’habitais avenue des Ternes. Il a sonné à la porte, j’ai ouvert et il a regardé mes jambes. Encore raté : j’étais en pantalon. Vous savez, une femme en pantalon permet de rétablir l’égalité avec les femmes qui ont de jolies jambes… puisque vous ne montrez pas vos jambes ! J’ai épousé ce jeune homme qui passait sa vie à lire. C’est lui qui tenait la boutique avenue du Général-Leclerc, la première boutique de mode sur la route d’Orly. Celle où s’arrêtaient toutes les Américaines fraîchement atterries en France. C’est ici que tout a commencé.

Que souhaitez-vous de bon aux générations qui viennent ?

On ne peut pas aujourd’hui avoir des enfants et être serein. Je leur souhaite d’être forts pour résister à ce qui va arriver. Je leur recommande de ne pas jouer avec les études, une bonne culture est indispensable. Je suis assez attachée à des choses bêtes comme l’orthographe et la forme classique de l’enseignement. Je leur souhaite de ne pas se laisser aveugler par les nouvelles technologies. Aujourd’hui, on ne peut pas se balader dans la rue sans voir des gens vissés à leurs écrans. Il ne faut pas nier le progrès, le monde se connecte, c’est une bonne chose, mais tout vire à l’obsession