Et si Paris n'était plus Paris ?

Le Dôme, la brasserie emblématique du boulevard du Montparnasse, a été placé en redressement judiciaire. Sur le trottoir d’en face, La Rotonde serait à vendre. L’un et l’autre ne sont ni la tour Eiffel ni l’Arc de Triomphe, mais simplement des témoignages de l’art de vivre et de l’histoire de Paris. Leurs disparitions (pas encore à l’ordre du jour, rassurez-vous) ne seraient pas la fin du monde, mais marqueraient néanmoins la fin d’une époque. Le Dôme, ouvert en 1897 par un Auvergnat, est entré dans les livres : Lénine et Trotski y feuilletaient les journaux russes. Apollinaire, Buñuel, Man Ray, Hemingway, Beauvoir et Sartre y ont déjeuné ou dîné. Henry Miller, William Faulkner, Paul Gauguin, Pablo Picasso, y ont trouvé l’inspiration. Nombre d’éditeurs, de journalistes et d’hommes politiques ont goûté à la « Sole de petits bateaux meunière » (50 euros), au « Tronçon de turbot rôti » (58,50 euros), ou au « Plateau de fruits de mer » (85 euros). La chute de la fréquentation touristique (raison officielle) et un méga redressement fiscal (raison plus fondamentale) menacent aujourd’hui cette institution de Montparnasse.

Que s’installe à sa place une chaîne de restauration rapide ne relève pas totalement du fantasme. Un McDo à la place du Dôme et c’est un morceau de Paris qui s’effondre. Bien que d’une amplitude moindre, si La Rotonde devait être dénaturée, ou pire transformée en « magasin de fringues », Montparnasse perdrait de sa superbe. Des préoccupations parisiano-parisiennes rétorquez-vous ? Certes, mais elles illustrent bien que le monde ancien est en train de s’achever sous nos yeux. En 2015, la librairie La Hune a fermé ses portes. Personne ne s’est enchaîné à ses rayonnages, mais la galerie snob et froide qui l’a remplacée n’incite pas à briser la glace…

Ali, roi de Saint-Germain-des-Prés

Restons à Saint-Germain-des-Prés, qui a été un cheveu de perdre SA star. Ali est le dernier crieur de journaux de Paris. Les étudiants de Sciences Po, les habitués de la Brasserie Lipp, du Flore, des Deux Magots, et les riverains de ce Triangle d’or l’entendent depuis plus de 40 ans approcher en prononçant : « Ça y est ! Ça y est ! Le Monde est arrivé ! » Selon les jours, pour appâter le chaland il invente des unes qui font saliver : « Encore une catastrophe : ma femme est revenue » ; « François Hollande a démissionné » ; « Le PSG a remporté la Coupe d’Europe ! » ou « Fuite des cerveaux : Johnny Hallyday quitte la France »… Comment résister à une telle inventivité ? Comment ne pas le délester d’un exemplaire du Monde qu’il promeut tous les jours…

Cette grande voix de la rive gauche a failli se taire à jamais : avec le déménagement des entrepôts du journal en banlieue, ce Pakistanais arrivé à Paris il y a 44 ans ne pouvait plus se procurer la cinquantaine d’exemplaires du quotidien qu’il distribue. Une pétition a recueilli plus de 7 000 signatures, dont celles de quelques huiles de l’arrondissement, tandis qu’une page Facebook déborde de témoignages en faveur d’Ali. Si bien que Le Monde a compris qu’en le mettant au chômage technique, il perdait son meilleur agent publicitaire. Du coup, chaque fin de matinée, le vendeur à la criée trouvera sa ration de journaux déposée dans les locaux de l’IEP rue Saint-Guillaume. L’orage est donc passé. Sauf qu’à 64 ans, ce meilleur ami de la presse n’est pas éternel. Les kilomètres qu’il parcourt chaque jour finissent par lui peser. Dans Le Parisien, Jean-Pierre Lecoq, maire du 6e arrondissement, lance une piste : « Il y a des concessions de gaufres/glaces qui vont se libérer au Luxembourg, cela pourrait être une bonne solution. » Une solution des plus raisonnables quand on est également père d’une petite fille de 3 ans…

Sur ce front-là également la fin des choses est repoussée de quelques mois. Mais Ali n’est pas éternel, Le Dôme peut connaître le sort de ses enseignes que l’on croyait immortelles et qui ne brillent plus que dans les journaux intimes des écrivains du XXe siècle. On peut vivre sans elles, mais on vit tellement mieux avec…