Corse : il suffisait d’une étincelle

Il y a quelque chose de pourri au royaume d’Ajaccio. Depuis quatre-vingt-seize heures flotte une odeur rance dans les rues de la cité impériale. Des effluves nauséabonds produits par des tensions lentement macérées. Dimanche, le préfet de Corse a décidé de mettre un terme aux débordements, en interdisant les manifestations qui se déroulent depuis trois jours dans le quartier des Jardins de l’Empereur. Manifs organisées contre l’agression planifiée, dans la nuit de jeudi à vendredi, d’une équipe de pompiers venus éteindre un feu allumé à dessein.

Les auteurs de l’incendie ? «Quelques voyous qui posent problème depuis des années», d’après le député et maire (LR) de la ville, Laurent Marcangeli. En plus du feu, des jets de pierres, des coups de clubs de golf dans le pare-brise des pompiers, et des insultes – «Sales Corses, dégagez du quartier» – balancées par des individus que les services d’enquête ne sont pas encore parvenus à identifier. Deux personnes ont néanmoins été placées en garde à vue, sans que leur implication, dimanche en fin d’après-midi, n’ait été établie formellement.

Cette triste première en Corse, où les soldats du feu sont «sacrés», a suscité une intense émotion. Mais l’élan de solidarité s’est rapidement transformé en vindicte populaire, dirigée contre la population des Jardins de l’Empereur en particulier, et les musulmans en général. Une dizaine de manifestants s’en sont ainsi pris à une salle de prière et à un vendeur de kebab, situés non loin de ce quartier populaire qui abrite une importante population d’origine immigrée. Dans les rangs des manifestants, les «Arabi Fora» («Les arabes, dehors») et les «On est chez nous» ont supplanté le soutien aux pompiers.

A l’origine de cette flambée de violence, il y a, bien sûr, l’agression des pompiers. «Quelque chose de très grave, que l’on n’avait jamais vu ici, et que l’on assimile à ce qui se passe dans les banlieues sur le continent», témoigne Charles Voglimacci, président du service départemental d’incendie et de secours. Mais au-delà de cet épisode précis, «on sent des années de rancœur», estime un Ajaccien. Une rancœur dirigée vers les Jardins de l’Empereur, quartier de 3 000 âmes marqué par la pauvreté, le chômage, et dont la population est majoritairement issue d’Afrique du Nord. Un quartier sur lequel police et justice assurent garder un œil, notamment concernant les risques de repli communautaire et de radicalisation, liés à l’enclavement du quartier et au phénomène de «ghettoïsation à petite échelle». Pour autant, les statistiques démentent jusqu’à présent cette inquiétude : 30 faits de délinquance ont été déclarés l’an dernier à l’Empereur, 3 000 dans l’ensemble la ville.

«Fantasme»

Il n’empêche, le quartier fait peur à une frange de la population, déterminée à «ne pas laisser le problème des banlieues s’installer en Corse». «Il y a une part de fantasme. Par exemple, le lendemain des attentats du 13 Novembre, la rumeur a couru qu’une farandole avait été organisée à l’Empereur. Ce qui s’est révélé totalement faux», déplore Laurent Marcangeli. L’élu pointe toutefois «une situation mal gérée» dans le quartier. «Depuis deux ou trois ans, la situation évolue. Les assistantes sociales témoignent de ce changement : les hommes refusent plus fréquemment de leur serrer la main qu’auparavant, les femmes se voilent davantage.»«Nous n’avons pas l’habitude de voir ce genre de choses en Corse. La vie du quartier est devenue plus tendue au fil des ans. Des femmes voilées de la tête aux pieds, des hommes en jellaba, cela alimente le sentiment diffus de division de la société insulaire, et crée une angoisse», témoigne une ancienne enseignante à l’école de l’Empereur.

En Corse, comme ailleurs, l’actualité de 2015 a exacerbé les tensions au sein de la population. Non-musulmans contre musulmans, ces derniers endossant le costume de boucs émissaires devant le risque d’une prétendue «islamisation» de l’île. «L’expression islamophobe est facilitée par le contexte international et national belliqueux», analyse la sociologue du Centre d’analyse et d’intervention sociologiques Marie Peretti-Ndiaye, auteure d’une thèse sur le racisme en Corse. Depuis plusieurs mois, la section corse de la Ligue des droits de l’homme tire ainsi la sonnette d’alarme «face à la succession d’événements qui mettent en accusation les étrangers, surtout s’ils sont arabes et musulmans». De fait, ces derniers mois ont été marqués par quelques épisodes peu glorieux aux quatre coins de l’île. En juin, une école de Prunelli-di-Fiumorbo, dans l’est de la Corse, décide de faire chanter Imagine de John Lennon aux enfants pour la kermesse de fin d’année. Dans cinq langues, dont l’arabe. Une version musicale du «vivre-ensemble» qui déplaît à certains parents, au point qu’ils menacent de perturber les festivités. Bilan : deux institutrices «dégoûtées» et une kermesse annulée. A la rentrée des vacances d’été, une manifestation «antimigrants» est organisée à Bastia par Jean-François Baccarelli, homme politique inclassable, président de l’Alliance écologiste dans l’île et candidat aux dernières municipales dans la seconde ville de Corse. Presque 200 personnes participent au rassemblement et brandissent une pancarte évocatrice «Hollande, les immigrées dans ton cul». Quelques jours plus tard, retour à Ajaccio. La célébration de l’Aïd el-Kebir sur un terrain prêté par la municipalité d’Ajaccio est annulée par les représentants locaux du Conseil français du culte musulman, pour ne pas «créer de problème». «Il me semblait tout à fait normal que les musulmans d’Ajaccio puissent célébrer l’Aïd, ils n’ont pas à vivre leur foi clandestinement», raconte Laurent Marcangeli. Une délégation de jeunes gens, autoproclamés défenseurs des «racines chrétiennes de la Corse», tendance extrême droite, demande à être reçue à la municipalité. «Ici, nous sommes en terre chrétienne, nous n’avons rien contre les musulmans, mais ils n’ont qu’à prier chez eux», expliquent les intéressés. Le maire coupe court : «J’ai bien évidemment refusé de les recevoir, je ne discute pas avec les fachos.»

«Défiance»

Le discours de rejet, cependant, fait son chemin. Notamment sur les réseaux sociaux, où fleurissent des théories du complot et une mise en cause des autorités locales et nationales face au «problème de l’islam radical». «Elles trouvent malheureusement un écho auprès d’une population qui n’a pas ces idées-là, mais qui adhère à une partie du message», constate Laurent Marcangeli. «Dans le cas des événements de ces jours-ci, analyse Marie Peretti- Ndiaye, les discours des manifestants indiquent clairement qu’il se joue quelque chose autour du rapport au maintien de l’ordre, comme s’il revenait aux citoyens de l’assurer. Cette expression de défiance vis-à-vis des institutions paraît favorable au racisme.» Pour autant, la chercheuse rejette l’idée d’un racisme spécifique à la Corse : «La société corse est soumise à des changements importants et les manifestations du racisme s’adaptent à ces changements, ici comme ailleurs.» Au niveau national, la négation de la spécificité insulaire a pourtant du mal à passer. «Comme d’habitude, on fait la une et les médias ne retiennent que le pire. Le message de soutien aux pompiers a été totalement occulté par les idiots qui crient « Les arabes, dehors »», peste une jeune Ajaccienne. Les nationalistes, fraîchement élus à la tête de l’Assemblée de Corse, ont également été pointés du doigt par les analystes continentaux. «Sur Radio France, on m’a demandé s’il y avait un lien entre l’accession des nationalistes au pouvoir et les manifestations à l’Empereur. Je ne vois pas le rapport», s’étonne Laurent Marcangeli. «Les personnes qui n’attendaient qu’une étincelle pour que la situation s’embrase se réclament d’un certain corsisme, mais ils semblent davantage liés à des groupuscules d’extrême droite», selon l’édile. «Le score du FN, porté par des têtes de liste inconnues et qui ne connaissent rien aux dossiers locaux, est d’ailleurs inquiétant. Le parti frontiste a fait 2 700 voix à Ajaccio, ce qui est un chiffre très important», note un observateur de la politique insulaire.

«Tolérance»

Le président de l’Assemblée et celui du Conseil exécutif se sont pourtant pliés à l’exercice. Le premier, Jean-Guy Talamoni, pour qui la piste indépendantiste est «farfelue», a rappelé que «la Corse avait instauré la tolérance religieuse au XVIIIe siècle et n’avait déporté aucun Juif pendant la Seconde Guerre mondiale». Gilles Simeoni a, pour sa part, estimé que «ces actes racistes sont totalement contraires à la Corse que nous voulons construire». Dans son discours d’installation à la tête de l’exécutif, il avait déjà tenu un discours d’ouverture, parlant d’un «peuple corse ouvert, fraternel, solidaire, désireux de continuer à intégrer, comme il l’a fait depuis des siècles, celles et ceux qui, quelle que soit leur origine, leur religion ou leur couleur de peau, choisissent de vivre dans cette île, d’en apprendre la langue, d’en partager les passions, les rêves et les espoirs». Un programme qui sera manifestement plus compliqué que prévu à tenir.

Par Kael Serreri Correspondance en Corse