Le coup de force des grandes banques américaines

Responsables de la crise de 2008, les principales banques américaines affichent une santé insolente. Et pourraient devancer leurs homologues européennes sur leur propre territoire.

Dans le milieu feutré des banquiers parisiens, l’affaire fait jaser. Elle agace, même. La domination des banques américaines – sur le segment juteux des introductions en Bourse, des émissions de dettes et des fusions-acquisitions – va trop loin. Goldman Sachs, Morgan Stanley, JP Morgan, Citigroup ou encore Bank of America Merrill Lynch ne cessent de grignoter des parts de marché. Les Big Five pourraient même bientôt devancer les banques du Vieux Continent sur leur propre territoire!

Dans une étude récente, le think tank Bruegel a fait les comptes. Entre 2011 et 2015, la part de marché des banques américaines en Europe a grimpé de 34,7% à 44,6%. A l’inverse, celle des banques européennes est descendue de 53,7% à 46%. A ce rythme, les banques américaines pourraient devenir n°1 en Europe dès 2016! En temps normal, ce croisement n’aurait jamais dû voir le jour, mais voilà: la crise financière a rebattu les cartes.

Les banques européennes à la traîne

Ironie de l’histoire, alors même que la crise de 2008 est partie des banques américaines, huit ans après, elles sont plus solides que jamais. Il faut dire que le secteur s’est concentré, accouchant de mastodontes à la puissance de feu incontestée. En 2008, Bank of America a volé au secours de Merrill Lynch. La même année, JP Morgan a repris Bear Stearns pour une bouchée de pain, sans que le régulateur américain n’y trouve à redire. « Comme les banques américaines ont des marges plus élevées qu’en Europe, elles ont désormais une puissance financière énorme pour se projeter », résume un banquier parisien.

Au même moment, leurs concurrentes européennes, elles, adoptent une posture de repli. La Deutsche Bank est en pleine restructuration après l’annonce, au deuxième trimestre, d’une chute de 20% de son produit net bancaire. UBS vient d’annoncer qu’elle envisageait de retirer 1500 collaborateurs de Londres, suite au Brexit.

« Alors qu’aux Etats-Unis la recapitalisation a eu lieu très tôt, en Europe les banques sont encore occupées à renforcer leur solidité financière », constate Antoine Weckx, associé chez Oliver Wyman. Selon Diane Pierret, professeure de finance à l’université de Lausanne, les banques européennes avaient besoin, en juin dernier, d’une recapitalisation de 882 milliards d’euros! Pour elles, mieux vaut réduire la voilure, contrairement à leurs homologues américaines, remises en selle plus tôt.

« Souvenez-vous de Bernard Madoff »

La réglementation fait elle aussi le jeu des banques américaines. En apparence, les règles prudentielles se durcissent des deux côtés de l’Atlantique. Mais, en y regardant de près, l’Europe est perdante. Si, en Europe, le marché reste ouvert aux banques étrangères, aux Etats-Unis, en revanche, les règles sont désormais plus strictes pour les acteurs non américains.

La réglementation fait elle aussi le jeu des banques américaines. Ici, l'immeuble de la banque Goldman Sachs dans Manhattan, à New York, le 15 avril 2016.

La réglementation fait elle aussi le jeu des banques américaines. Ici, l’immeuble de la banque Goldman Sachs dans Manhattan, à New York, le 15 avril 2016.

afp.com/SPENCER PLATT

« Les Etats-Unis imposent aux banques qui travaillent sur leur territoire de fonctionner en holding. Si elles ne le font pas, elles sont pénalisées. Mais même si elles obtempèrent, il y a des pénalités, car les Etats-Unis disent en substance qu’ils n’ont pas confiance dans les autorités de régulation étrangères. C’est une distorsion scandaleuse », s’indigne un banquier.

Ce n’est pas tout: la « titrisation », qui avait mis la planète finance à feu et à sang en 2008, va de nouveau bon train outre-Atlantique. « Cette pratique permet aux banques américaines de sortir des éléments de leur bilan, et donc de respecter plus facilement le fameux ratio de levier », constate Céline Choulet, économiste à BNP Paribas. « C’est une subvention déguisée », fulmine un banquier, qui n’est pas étonné pour autant.

Les Américains, en effet, ont cette capacité unique d’imposer leurs vues. Ils sont pourtant loin d’être un modèle de stabilité. « Souvenez-vous de Bernard Madoff ou de la crise des savings and loans. Il y a déjà eu plus de 400 faillites bancaires dans l’histoire américaine. C’est ça, le modèle que nous devons suivre? » ironise un expert. Un autre se souvient encore du « règlement BSR », encalminé aujourd’hui, et qui a failli découper les banques européennes en 2015. Les banques américaines, elles, avaient réussi à obtenir une exemption!

Dans la même lignée, certains financiers anticipent déjà que les futures règles Bâle IV seront favorables aux banques américaines. Que faire pour l’empêcher? Hausser le ton face aux négociateurs américains. « Si nous ne le faisons pas, nous serons laminés », prévient un banquier.

Avec, derrière, des conséquences en cascade sur le financement et la compétitivité de l’économie. En effet, les banques américaines favorisent les entreprises américaines. Si demain les banques européennes viennent à s’affaiblir, Airbus trouvera-t-il les mêmes conditions de financement que Boeing?

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L’Expansion