La réduction du temps de travail, une idée morte?

L’un défend la semaine de quatre jours depuis plus de vingt ans. L’autre vient de publier une violente charge contre les économistes hétérodoxes et leurs « contre-vérités ». Entre Pierre Larrouturou et Pierre Cahuc, le choc ne pouvait être que frontal.

Pierre Cahuc. Professeur à l’Ecole polytechnique et membre du Conseil d’analyse économique, ce chercheur vient de publier avec André Zylberberg « Le Négationnisme économique » (Flammarion), un pamphlet qui a déclenché une vive polémique dans le petit monde des économistes.

Pierre Larrouturou. Inoxydable défenseur de la semaine de quatre jours, fondateur avec Stéphane Hessel du Collectif Roosevelt, proche de Michel Rocard, il a quitté le Parti socialiste en 2013 pour créer le mouvement Nouvelle Donne. Il vient de publier avec Dominique Méda « Einstein avait raison, il faut réduire le temps de travail » (Editions de l’Atelier).

Un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales sur le bilan des 35 heures enterré, une pétition qui appelle à relancer le débat, des économistes qui s’invectivent par presse interposée… Pourquoi n’arrive-t-on toujours pas à parler sereinement de la réduction du temps de travail en France?

Pierre Larrouturou. L’ancien Premier ministre Michel Rocard disait qu’il y avait deux questions sur lesquelles il était impossible de débattre dans ce pays: le nucléaire et le temps de travail. Il avait raison. Ce sujet a toujours été conflictuel. En 1906 déjà, lors du passage à la semaine de six jours, une partie du patronat disait que l’économie allait être ruinée…

Cela dit, les lois Aubry, en imposant un passage autoritaire à 35 heures, ont crispé encore un peu plus le débat. Il aurait mieux valu que les politiques expliquent les enjeux, donnent la parole à des entreprises pionnières et continuent de soutenir le dispositif Robien, qui apportait une aide financière aux sociétés s’engageant volontairement dans cette voie. Cela aurait été plus efficace à long terme.

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Pierre Cahuc. Il y a des malentendus sur la réduction du temps de travail. Beaucoup mélangent deux sujets. D’un côté, un projet de société dans lequel chacun aurait plus de temps pour soi. Et, de l’autre, l’effet de la RTT sur l’emploi. Pour défendre leur projet de société, certains mettent en avant un effet de la réduction du temps de travail sur l’emploi.

Malheureusement, il y a un consensus parmi les économistes pour dire que la réduction du temps de travail, à elle seule, ne crée pas d’emplois. Par ailleurs, quand l’Insee interroge les Français sur leurs aspirations vis-à-vis du travail, très peu de salariés à 35 heures souhaitent travailler moins: 82% sont satisfaits de leur situation, et 16% souhaiteraient travailler plus pour gagner plus…

Vous dites qu’il y a un consensus sur le fait que la réduction du temps de travail ne crée pas d’emplois. Mais ce point-là n’est-il pas, au contraire, très débattu?

P.C. Aucune étude scientifique ne montre d’effet sur l’emploi, c’est un fait. Je parle d’études académiques fondées sur la comparaison de groupes tests avec des groupes témoins, publiées dans des revues indépendantes, sous le regard d’un comité de lecture qui juge de la qualité des travaux. Seules ces études permettent d’apporter une réponse rigoureuse à la question posée.

A ma connaissance, il en existe quatre. L’une a porté sur les réductions de la durée du travail négociées dans certaines branches professionnelles en Allemagne dans les années 80 et 90. Une autre a comparé l’évolution de l’emploi au Québec (où une baisse de la durée légale du travail a été adoptée en 1997) avec l’Ontario (où elle n’a pas bougé).

Les deux autres concernent la France, sur l’effet du passage à 39 heures en 1982, et sur les 35 heures. Toutes aboutissent au même résultat: la baisse du temps de travail en elle-même ne crée pas d’emplois. Dire le contraire, c’est faire preuve de négationnisme économique. Un peu comme ces climatosceptiques qui instillent le doute sur la réalité du réchauffement climatique…

"Les travaux de l'Insee ont chiffré les créations d'emplois liées aux 35 heures à 350000", indique Pierre Larrouturou.

« Les travaux de l’Insee ont chiffré les créations d’emplois liées aux 35 heures à 350000 », indique Pierre Larrouturou.

afp.com/MATTHIEU ALEXANDRE

P.L. Il est faux de dire que « toutes les études » aboutissent à ce résultat! Vous oubliez les travaux de l’Insee, qui ont chiffré les créations d’emplois liées aux 35 heures à 350000. Cette étude a été faite par des économistes, selon une méthodologie rigoureuse, et publiée dans une revue respectable. Vous oubliez aussi que ces chiffres sont corroborés par les simulations macroéconomiques réalisées par l’Observatoire français des conjonctures économiques.

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Certes, les 35 heures n’ont pas permis de créer les 700000 emplois promis par Martine Aubry. Mais le dispositif n’était pas calibré pour cela: 40% des salariés n’ont pas été concernés par les 35 heures et, pour les autres, la RTT a souvent été plus faible qu’affichée. Pire, la dernière loi Aubry ne conditionnait pas les exonérations de charges aux embauches, donc cela ne pouvait pas marcher.

Quant à se fonder sur l’échec de 1982 pour tirer des leçons sur les politiques à mener en 2016, c’est spécieux: avec une réduction d’une heure du temps de travail, on pouvait se douter que cela n’apporterait pas grand-chose en termes d’emploi. Enfin, vous oubliez l’expérience de ces 400 entreprises passées à la semaine de quatre jours dans le cadre de la loi Robien ou de la première loi Aubry: elles ont créé beaucoup d’emplois.

P.C. Même en prenant des milliers d’exemples, vous n’aurez jamais une photo exhaustive de ce qui se passe à l’échelle d’un pays ou d’une région après une réduction généralisée du temps de travail, comme le font les travaux que j’ai cités. Quant à l’étude de l’Insee, elle est tout à fait sérieuse, mais elle regarde les lois Aubry dans leur ensemble: RTT, modération salariale, réorganisation du travail et, surtout, baisses de cotisations sociales. Les autres travaux portaient sur des mesures de réduction du temps de travail uniquement, et c’est une différence majeure.

On sait que, en France, les baisses de charges ont un effet massif sur l’emploi. Et là, on a 10 milliards d’euros d’exonérations pour 350 000 emplois créés. C’est justement l’ordre de grandeur que l’on retrouve pour des réductions de cotisations sans baisse de la durée du travail. Donc il n’y a pas de preuve d’un effet RTT.

P.L. Pourquoi fonder votre réflexion sur des études portant uniquement sur la baisse du temps de travail, alors qu’il faut évidemment la combiner avec des exonérations pour obtenir un effet? D’ailleurs, si l’on vous suit, l’économie française aurait dû créer 1,2 million d’emplois sous ce gouvernement, puisque François Hollande a accordé 40 milliards d’euros de baisses de charges aux entreprises avec le pacte de responsabilité et le CICE. Or ce n’est absolument pas le cas…

P.C. Cela n’a rien à voir. Le CICE n’a pas été ciblé sur les bas salaires, alors que, selon tous les travaux de recherche, c’est à ce niveau que les créations d’emplois sont les plus fortes. Il est donc logique que son effet soit limité.

En tout cas, le chômage reste à un niveau élevé. Comment faire, aujourd’hui, pour relancer l’emploi?

P.L. Il faut un New Deal européen: consacrer les 1000 milliards d’euros que va créer la BCE à des investissements dans les transports, l’énergie, le logement. En même temps, nous devons relancer des négociations sur le passage à la semaine de quatre jours. Cela créerait forcément des emplois, sauf à dire que les entreprises sont si mal gérées qu’elles disposent de réserves de productivité inexploitées. Vu le contexte concurrentiel, ce n’est bien sûr pas le cas. Il ne faut pas s’arrêter à l’échec relatif des 35 heures, dû à leur mauvais paramétrage.

Il faut au contraire une RTT importante et une forte baisse des cotisations, conditionnée à 10% d’embauches en CDI. Ainsi, le coût des emplois créés reste neutre pour les entreprises. L’économiste Patrick Artus a montré que le dispositif ne pèserait pas sur les finances publiques, car les exonérations seraient compensées par des économies sur les allocations chômage et par des rentrées fiscales supplémentaires.

De toute façon, nous n’avons pas le choix. Au niveau macroéconomique, on voit que, pour produire 150% de PIB supplémentaire entre 1970 et 2008, le volume global de travail, calculé en nombre d’heures effectuées par an, a baissé de plus de 6%. En même temps, la population active a crû de 33%. Pas étonnant que le chômage explose! Cette équation est impossible à résoudre sans un autre partage du travail.

"Aujourd'hui, une entreprise qui voudrait passer à la semaine de quatre jours ne peut même pas le faire, faute de mesures d'exonération", note Pierre Larrouturou.

« Aujourd’hui, une entreprise qui voudrait passer à la semaine de quatre jours ne peut même pas le faire, faute de mesures d’exonération », note Pierre Larrouturou.

AFP PHOTO/JEAN-SEBASTIEN EVRARD

P.C. Ce type d’argument ne me convainc pas du tout. On suppose ici que le nombre d’heures de travail est une donnée statique qui s’impose à l’économie. Cela voudrait dire que si un million d’immigrés entraient en France, on aurait un million de chômeurs supplémentaires? Bien sûr que non, c’est même le contraire: l’arrivée d’immigrés crée de la demande, et donc de l’activité et des emplois supplémentaires. L’image du gâteau à partager est fausse. D’ailleurs, je constate que le chômage est de plus en plus un problème français: l’Allemagne, le Royaume-Uni, les Etats-Unis ont réussi à le faire fortement baisser.

P.L. Dans ces pays, les bons chiffres du chômage cachent à la fois une baisse du nombre d’actifs (les chômeurs découragés ne cherchent plus d’emploi et sortent des statistiques), et une explosion des temps partiels. Aux Etats-Unis, le taux d’activité est tombé à 62,5%, et il y a tellement de petits boulots que la durée réelle moyenne du travail est passée à 33,7 heures. C’est simplement une autre façon de répartir le travail. La plus sauvage, mais la plus facile aussi: nul besoin d’un grand débat public ou de repenser l’organisation des entreprises.

A vous entendre, le monde développé n’aurait le choix, faute de croissance, qu’entre le chômage de masse à la française et la précarité à l’anglo-saxonne…

P.L. C’est bien pour cela qu’il est urgent de construire une troisième voie. Nous sommes face à une crise globale de la demande; même le FMI l’admet. Les précaires et les chômeurs n’ont pas les moyens de vivre décemment, et les salariés en poste ne sont plus en position d’obtenir des hausses de salaire. Nos économies reposent sur la consommation, mais les consommateurs ont de moins en moins les moyens de consommer!

P.C. Encore une fois, je ne partage pas cette analyse. Les gains de productivité dus au progrès technique peuvent détruire des emplois, mais ils en créent d’autres, très qualifiés, très bien payés, dont les titulaires vont eux-mêmes avoir de nouveaux besoins, ce qui créera de nouveaux jobs. Il y a une recomposition des emplois, mais pas nécessairement une baisse de leur volume global.

D’ailleurs, quel que soit le pays, le chômage et la précarité touchent surtout des personnes peu qualifiées. En France, 80% des chômeurs n’ont pas fait d’études supérieures. Cela n’a pas grand-chose à voir avec l’atonie de la croissance ou avec l’accélération des gains de productivité.

P.L. Vous ne tenez pas compte du déclassement! Beaucoup de gens bien formés acceptent des emplois qui ne correspondent pas à leur niveau de qualification, faute de mieux. Cela montre bien qu’il y a un manque d’emploi à tous les niveaux.

P.C. Certes, mais le chômage n’en demeure pas moins un problème structurel, lié aux dysfonctionnements du marché du travail, et qui concerne les moins qualifiés.

Que proposez-vous?

P.C. Il faut favoriser la formation et maîtriser le coût du travail au niveau des bas salaires afin d’encourager les entreprises à embaucher des personnes peu productives au départ. Pour la même raison, il faudrait aussi réformer le contrat de travail en assouplissant les CDI. Evidemment, cela signifie qu’il faut maintenir le niveau de vie des personnes concernées par des mesures comme la prime d’activité. Toutes ces réformes contribueraient à faciliter la création d’entreprises: les entrepreneurs auraient moins peur de se lancer et d’embaucher. C’est essentiel, car ce sont les entreprises jeunes qui recrutent le plus.

P.L. Mais pourquoi, au moins, ne pas relancer les expérimentations sur le temps de travail avec un dispositif type Robien? Aujourd’hui, une entreprise qui voudrait passer à la semaine de quatre jours ne peut même pas le faire, faute de mesures d’exonération. A Bruxelles, le ministre de l’Economie, Didier Gosuin, un centriste, envisage de lancer un dispositif de ce type. On ne perdrait rien à essayer en France…